Quotes

A. Grothendieck is widely regarded as one of the most influential mathematicians of the 20th century, and the significance of knowing his methodologies and viewpoints cannot be overstated. However, lesser known is that he was a prolific author of metaphysical and psychological investigations. We have gathered a selection of “Excerpts” to offer snapshots into some of Grothendieck’s ideas, shedding light on his groundbreaking methodologies, revolutionary ideas, unity, and the human path they described.

Apart from his influential scientific career, encouraging readers to delve into Grothendieck’s literature can be challenging, as it raises the question of who are the intended recipients of his work. For the average reader, his long sentences, detailed reflections, and note-filled style may quickly become overwhelming. However, anyone who takes their life seriously and ponders the essential questions of both past and present centuries will find in him a unique and profound companion. The reason is that Grothendieck was, like few others, a man of interiority and furthermore, a testimonial of this interiority. Despite the difficulty of fully understanding them out of context, we have no doubt that the reader will grasp in them something that will stimulate reflection, and will provide clues about the books with which they may resonate more, according to their personal interest.

Mon œuvre a été celle d’un mathématicien, se détournant délibérément de la question des “applications” (aux autres sciences), ou des “motivations” et des racines psychiques de mon travail. D’un mathématicien, en plus, porté par son génie très particulier à élargir sans cesse l’arsenal des notions à la base même de son art.

Je puis constater que la force principale manifeste à travers toute mon oeuvre de mathématicien a bien été la quête du “général”. Il est vrai que je préfère mettre l’accent sur “l‘unité”, plutôt que sur “la généralité”. Mais ce sont là pour moi deux aspects d’une seule et même quête. L’unité en représente l’aspect profond, et la généralité, l’aspect superficiel.

Il y a un sens, ou des sens à des niveaux de profondeur différents, ils préexistent à mon travail et sont ce qu’ils sont, et mon travail consiste à les “découvrir”, à les dégager patiemment, obstinément, avec un soin infini…

Je vois ma relation au travail mathématique et à mes « œuvres » plus comme « maternelle », que comme « paternelle ». Le moment de la conception, si crucial soit-il, représente pour moi une infime portion du « travail » au cours duquel croît et se développe la chose en gestation, l’« enfant » à venir. Ce travail est bien comme celui de la grossesse chez une femme enceinte, travail qui s’enclenche à la conception de l’enfant, pour se continuer sur neuf longs mois… Le temps qu’il faut pour porter à terme ce qui fut un fœtus et pour enfanter — c’est-à-dire, pour mettre au monde un enfant, un enfant vivant et complet, pas juste une tête ou un torse ou un squelette de bébé ou que sais-je. Ce rôle de mère, visiblement, est très différent de celui du père (fût-ce le meilleur père du monde…), lequel à peu de choses près se contente de jeter une semence, puis s’en va vaquer à d’autres occupations.

C’est le thème du topos … qui est ce “lit”, ou cette “rivière profonde”, où viennent s’épouser la géométrie et l’algèbre, la topologie et l’arithmétique, la logique mathématique et la théorie des catégories, le monde du continu et celui des structures “discontinues” ou “discrètes”.

Il est ce que j’ai conçu de plus vaste, pour saisir avec finesse, par un même langage riche en résonances géométriques, une essence” commune à des situations des plus éloignées les unes des autres, provenant de telle région ou de telle autre du vaste univers des choses mathématiques.

Quand une situation, de la plus humble à la plus vaste, a été comprise dans ses aspects essentiels, la démonstration de ce qui est compris (et du reste) tombe comme un fruit mûr à point. Alors que la démonstration arrachée comme un fruit encore vert à l’arbre de la connaissance laisse un arrière-goût d’insatisfaction, une frustration de notre soif, nullement apaisée. Deux ou trois fois dans ma vie de mathématicien ai-je dû me résoudre, faute de mieux, à arracher le fruit plutôt que le cueillir. Je ne dis pas que j’aie mal fait, ou que je le regrette. Mais ce que j’ai su faire de meilleur et ce que j’ai le mieux aimé, je l’ai pris de gré et non de force. Si la mathématique m’a donnée joies à profusion et continue à me fasciner dans mon âge mûr, ce n’est pas par les démonstrations que j’aurais su lui arracher, mais par l’inépuisable mystère et l’harmonie parfaite que je sens en elle, toujours prête à se révéler à une main et un regard aimants.

Ainsi, le point de vue fécond n’est autre que cet “œil” qui à la fois nous fait découvrir et nous fait reconnaître l’unité dans la multiplicité de ce qui est découvert. Et cette unité est véritablement la vie même et le souffle qui relie et anime ces choses multiples.

Ce qui fait la qualité de l’inventivité et de l’imagination du chercheur, c’est la qualité de son attention, à l’écoute de la voix des choses. Car les choses de l’Univers ne se lassent jamais de parler d’elles-mêmes et de se révéler, à celui qui se soucie d’entendre.

Et il arrive, parfois, qu’un faisceau de points de vue convergents sur un même et vaste paysage, par la vertu de cela nous rend apte à saisir l’Un à travers le multiple, donne corps à une chose nouvelle ; à une chose qui dépasse chacune des perspectives partielles, de la même façon qu’un être vivant dépasse chacun de ses membres et de ses organes. Cette chose nouvelle, on peut l’appeler une vision. La vision unit les points de vue déjà connus qui l’incarnent, et elle nous en révèle d’autres jusque-là ignorés, tout comme le point de vue fécond fait découvrir et appréhender comme partie d’un même Tout, une multiplicité de questions, de notions et d’énoncés nouveaux.

…mon style dans le travail mathématique, et mon approche de la mathématique, sont à forte dominante yin, “féminine”. C’est cette particularité, il me semble, apparemment plutôt exceptionnelle dans le monde scientifique, qui rend aussi ce style tellement reconnaissable, tellement différent de celui de tout autre mathématicien.

Ce style n’a pas manqué d’ailleurs de susciter des résistances, que j’ai envie d’appeler “viscérales” – je veux dire, qui ne me paraissaient pas (ni ne me paraissent aujourd’hui) se justifier par des “raisons” qu’on pourrait appeler “objectives” ou “rationnelles”.

Cette résistance n’est autre que la réaction (“viscérale”) à un style d’approche “féminin” vis-à-vis d’une science (la mathématique en l’occurrence). Une telle réaction est courante et “dans la nature des choses”, dans un monde scientifique qui, autant et plus que tout autre microcosme partiel dans notre société actuelle, est pétri de valeurs viriles, et des sentiments, attitudes, réactions (d’appréhension et de rejet notamment) qui vont avec ces valeurs. La réaction de résistance à mon style de travail particulier, incarnation d’une approche créatrice à note de fond “féminine”, découle simplement des conditionnements courants du scientifique dans le monde d’aujourd’hui et des dernières décennies – le monde scientifique, en tous cas, tel que je l’ai toujours connu.

Mon principal guide dans mon travail a été la recherche constante d’une cohérence parfaite, d’une harmonie complète que je devinais derrière la surface turbulente des choses, et que je m’efforçais de dégager patiemment, sans jamais m’en lasser. C’était un sens aîgu de la “beauté”, sûrement, qui était mon flair et ma seule boussole. Ma plus grande joie a été,moins de la contempler quand elle était apparue en pleine lumière, que de la voir se dégagerpeu à peu du manteau d’ombre et de brumes où il lui plaisait de se dérober sans cesse. Certes, je n’avais de cesse que quand j’étais parvenu à l’amener jusqu’à la plus claire lumière dujour. J’ai connu alors, parfois, la plénitude de la contemplation, quand tous les sons audiblesconcourent à une même et vaste harmonie. Mais plus souvent encore, ce qui était amené augrand jour devenait aussitôt motivation et moyen d’une nouvelle plongée dans les brumes, àla poursuite d’une nouvelle incarnation de Celle qui restait à jamais mystérieuse, inconnue— m’appelant sans cesse, pour La connaître encore…

Comme je l’explique dans Récoltes et Semailles …, débarquant à Paris en 1948 à l’âge de vingt ans, j’ai trouvé tous mes aînés du groupe Bourbaki, mais aussi bon nombre parmi mes camarades à peine plus âgés, beaucoup plus doués et plus brillants que moi, au point même que j’ai eu des doutes pendant un ou deux ans si je ne m’étais pas trompé de voie. Avec le recul, je me rends compte que ce sont précisément certaines particulières en moi qui faisaient que je n’étais pas brillant comme certains, mais d’une lenteur obstinée confinant à la patauderie, tant j’avais du mal à me résoudre d’apprendre sans comprendre, et sans comprendre à ma façon — que ce sont ces apparents handicaps qui m’ont pour ainsi dire “poussé” dans la voie d’une ouvre et d’une vision dépassant de très loin tout ce que j’aurais pu rêver et m’imaginer au départ. Et en même temps mes moyens se sont multipliés d’une façon que je ressens comme prodigieuse, et ceci même encore après mon départ du monde mathématique, en 1970.

Prenons par exemple la tâche de démontrer un théorème qui reste hypothétique (à quoi, pour certains, semblerait se réduire le travail mathématique). Je vois deux approches extrêmes pour s’y prendre. L’une est celle du marteau et du burin, quand le problème posé est vu comme une grosse noix, dure et lisse, dont il s’agit d’atteindre l’intérieur, la chair nourricière protégée par la coque. Le principe est simple : on pose le tranchant du burin contre la coque, et on tape fort. Au besoin, on recommence en plusieurs endroits différents, jusqu’à ce que la coque se casse — et on est content. Cette approche est surtout tentante quand la coque présente des aspérités ou protubérances, par où « la prendre ». Dans certains cas, de tels « bouts » par où prendre la noix sautent aux yeux, dans d’autres cas il faut la retourner attentivement dans tous les sens, la prospecter avec soin, avant de trouver un point d’attaque. Le cas le plus difficile est celui où la coque est d’une rotondité et d’une dureté parfaite et uniforme. On a beau taper fort, le tranchant du burin patine et égratigne à peine la surface — on finit par se lasser à la tâche. Parfois quand même on finit par y arriver, à force de muscle et d’endurance.
Je pourrais illustrer la deuxième approche, en gardant l’image de la noix qu’il s’agit d’ouvrir. La première parabole qui m’est venue à l’esprit tantôt, c’est qu’on plonge la noix dans un liquide émollient, de l’eau simplement pourquoi pas, de temps en temps on frotte pour qu’elle pénètre mieux, pour le reste on laisse faire le temps. La coque s’assouplit au fil des semaines et des mois — quand le temps est mûr, une pression de la main suffit, la coque s’ouvre comme celle d’un avocat mûr à point ! Ou encore, on laisse mûrir la noix sous le soleil et sous la pluie et peut-être aussi sous les gelées de l’hiver. Quand le temps est mûr c’est une pousse délicate sortie de la substantifique chair qui aura percé la coque, comme en se jouant — ou pour mieux dire, la coque se sera ouverte d’elle-même, pour lui laisser passage.

Craindre l’erreur et craindre la vérité est une seule et même chose. Celui qui craint de se tromper est impuissant à découvrir.

Ce qui fait la qualité de l’inventivité et de l’imagination du chercheur, c’est la qualité de son attention, à l’écoute de la voix des choses. Car les choses de l’Univers ne se lassent jamais de parler d’elles-mêmes et de se révéler, à celui qui se soucie d’entendre.

La maturation est un processus créateur, et c’est le processus créateur par excellence : toute création s’accompagne d’une œuvre intérieure de maturation.

Mais aujourd’hui je ne suis plus, comme autrefois, le prisonnier volontaire de tâches interminables qui si souvent m’avaient interdit de me lancer dans l’inconnu, que ce soit mathématique ou non. Le temps des “tâches” est révolu pour moi. Si l’âge m’a apporté quelque chose, c’est d’être plus léger.

Il n’y a pas de “mot de la fin”, pas de “conclusions” dans Récoltes et Semailles, pas plus qu’il n’y en a dans ma vie, ou dans la tienne. Il y a un vin, vieilli pendant une vie dans les fûts de mon être. Le dernier verre que tu boiras ne sera pas meilleur que le premier ou que le centième. Ils sont tous “le même”, et ils sont tous différents.

Celui qui est ouvert à la beauté d’une chose, si humble soit-elle, quand il a senti cette beauté, ne peut s’empêcher de sentir aussi un respect pour celui qui l’a conçue ou faite. Dans la beauté d’une chose faite par la main de l’homme, nous sentons le reflet d’une beauté en celui qui l’a faite, de l’amour qu’il a mis à la faire.

L’Univers, le Monde, voire le Cosmos, sont choses étrangères au fond et très lointaines. Elles ne nous concernent pas vraiment. Ce n’est pas vers eux qu’au plus profond de nous-même nous porte la pulsion de connaissance. Ce qui nous attire, c’est leur Incarnation tangible et immédiate, la plus proche, la plus “charnelle”, chargée en résonances profondes et riche en mystère – Celle qui se confond avec les origines de notre être de chair, comme avec celles de notre espèce – et Celle aussi qui de tout temps nous attend, silencieuse et prête à nous accueillir, “à l’autre bout du chemin”. C’est d’Elle, la Mère, de Celle qui nous a enfanté comme elle a enfanté le Monde, que sourd la pulsion et que s’élancent les chemins du désir – et c’est à Sa rencontre qu’ils nous portent, vers Elle qu’ils s’élancent, pour retourner sans cesse et s’abîmer en Elle.

La pensée m’est venue qu’on m’objectera que la faculté (que j’affirme être d’essence spirituelle) qui fait accueillir la beauté, doit sûrement aussi faire reconnaître “la laideur”, et que qui sait percevoir l’harmonie sait aussi en percevoir l’absence. Certes ! Mais je sais aussi que toute dissonance est appelée à se résoudre au sein d’un devenir qui est harmonie, et que toute “laideur” (à supposer qu’elle soit réelle et non une simple étiquette-cliché collée à telle chose ou à telle autre) est elle-même une telle dissonance, tel un parmi des innombrables tourbil- lons à la surface du grand Courant qui les embrasse, les peigne et les emporte dans la vaste mouvance de ses eaux – que de quelque mystérieuse façon elle participe à sa force et concourt en son Chant. Car la laideur est de l’homme seul et non de la nature, et notre laideur et celle des autres est là comme une tâche et comme une leçon pour être apprise et connue, comprise et assumée, et comme une épreuve pour être surmontée…

La découverte est le privilège de l’enfant. C’est du petit enfant que je veux parler, l’enfant qui n’a pas peur encore de se tromper, d’avoir l’air idiot, de ne pas faire sérieux, de ne pas faire comme tout le monde. Il n’a pas peur non plus que les choses qu’il regarde aient le mauvais goût d’être différentes de ce qu’il attend d’elles, de ce qu’elles devraient être, ou plutôt : de ce qu’il est bien entendu qu’elles sont. Il ignore les consensus muets et sans failles qui font partie de l’air que nous respirons – celui de tous les gens censés et bien connus comme tels.

Dans notre connaissance des choses de l’Univers (qu’elles soient mathématiques ou autres), le pouvoir rénovateur en nous n’est autre que l’innocence. C’est l’innocence originelle que nous avons tous reçue en partage à notre naissance et qui repose en chacun de nous, objet souvent de notre mépris, et de nos peurs les plus secrètes. Elle seule unit l’humilité et la hardiesse qui nous font pénétrer au cœur des choses, et qui nous permettent de laisser les choses pénétrer en nous et de nous en imprégner.

La justice sociale et la libération intérieure de tous les hommes sont deux “causes”, ou deux “points” à l’horizon du devenir humain, indissociables l’un de l’autre, comme le sont la coque et la chair d’un même fruit, appelé à mûrir encore à longueur de siècles avant que d’être cueilli et mangé.

La philosophie de la croissance illimitée est la philosophie de la cellule cancéreuse.